La classification mengérienne des sciences économiques

La « classification » des sciences que propose Menger est posée principalement dans l’ensemble des Recherches, « mais elle est en particulier formulée de manière tout à fait explicite dans le texte de l’appendice IV”1Campagnolo 2011b, p. 65. de l’ouvrage, ainsi que dans un article de 18892Encore aujourd’hui non-traduit en français. : « Éléments d’une classification des sciences économiques [“Grundzüge einer Klassifikation der Wirtschaftswissenschaften”]. Les débats méthodologiques ayant eu lieu avec les tenants de l’École Historique Allemande, entre 1871 et 1884 (la dite « querelle sur les méthodes ») permirent aussi d’aborder le sujet.

Selon Menger, la science doit, d’une part, présenter des résultats théoriques généraux à valeur universelle et, d’autre part, donner des descriptions historiques d’événements individuels singuliers. Il y a encore une troisième dimension, qui ne se réduit à aucune des deux précédentes, et qu’il faut évoquer d’autant plus nettement qu’elle est précisément l’aspect de la science économique que reconnaissent le plus aisément les non-économistes, à savoir l’aspect pratique », et il faut rappeler que Menger ne rechigna pas à l’activité du “Conseil aux princes”. La politique économique, de nature principalement financière ou budgétaire, reste un bon exemple d’une pratique qui était déjà chère aux auteurs mercantilistes et qui fait, en somme, partie de la tradition germanique. »

Dans la fonction que Menger occupa lui-même auprès du ministère des finances viennois, son expertise devait donner un avis sur la faisabilité, du point de vue théorique, de la politique économique, et qu’il fut également conseiller dans l’organisation des finances. Aussi n’exclut-il évidemment pas la « nécessité pratique » du domaine de l’économie, mais il insiste sur une stricte délimitation de sa place et de la nature de l’activité de conseil : pour Menger, cette action doit être limitée bien précisément, ne servir aucune cause et être exprimée du point de vue des connaissances acquises dans la théorie.

Menger écrit :

La totalité des sciences relatives à l’activité économique des hommes, autrement dit la science de l’économie au sens le plus large du mot, se divise en trois grands groupes, correspondant aux trois grandes tâches générales que l’esprit humain peut se donner dans l’exploration des phénomènes économiques :

1. historiques ; II. théoriques ; III. pratiques.

I. Les sciences économiques historiques doivent explorer et exposer l’essence individuelle et la relation de dépendance individuelle des phénomènes économiques. Et elles se divisent en statistique et en histoire de l’activité économique humaine, en fonction du fait que la tâche qu’elles entreprennent de résoudre [est conçue] du point de vue de son état présent ou de son développement. […]

II. Les sciences théoriques de l’activité économique des hommes doivent explorer et exposer l’essence générale et la relation de dépendance générale (les lois) des phénomènes économiques. Elles constituent dans leur ensemble la théorie de l’économie politique tandis qu’elles correspondent chacune aux directions diverses de la recherche théorique dans le domaine de l’économie politique. Nous avons à reconnaître et à distinguer, dans ce domaine, la direction exacte et la direction empirique de la recherche théorique, et au sein de cette dernière, de nouveau, les directions de philosophie de l’histoire, de statistique théorique, et « physiologico-anatomique », etc. Et cependant, il est clair, dès le premier coup d’œil, que l’ensemble des directions légitimes de la recherche théorique dans le domaine de l’économie politique n’est pas non plus par là en aucune façon épuisé, [et] que le développement de notre science peut bien plutôt toujours exiger qu’apparaissent au jour de nouvelles directions de l’aspiration à la connaissance théorique. […]

III. Les sciences économiques pratiques doivent enfin nous enseigner les principes selon lesquels les objectifs économiques des hommes peuvent être atteints de la manière la plus adéquate (certes selon les circonstances). Il s’agit de :

1. La politique économique, science des principes visant un soutien de l’« économie » pertinent (en fonction des circonstances) de la part des pouvoirs publics.

2. La doctrine de l’économie pratique du singulier, science des principes selon lesquels les objectifs économiques des activités économiques singulières peuvent être atteints de la manière la plus complète (certes en fonction des circonstances). Cette dernière se divise de nouveau en :

a) science de la finance, science des principes visant à une organisation fonctionnelle correspondant aux circonstances de la plus grande activité économique singulière d’un peuple, le budget du gouvernement et, de manière plus diverse, des sujets économiques détenant un pouvoir financier ;

b) doctrine pratique de l’économie privée, science des principes selon lesquels (dans les conditions sociales où nous vivons actuellement !) des personnes privées peuvent orienter leur activité économique de la manière la plus pertinente (certes en fonction des circonstances)3Recherches, appendice IV, p. 252-254.

La configuration de la science que prônait Menger était plus exhaustive que celle de ses adversaires historicistes, et elle n’hypostasiait pas, comme eux, une des dimensions (la seconde, celle de l’histoire) au détriment des autres. Elle renouvelait toutefois complètement la discipline, par l’importance qu’elle donnait à la théorie pure, sans exclure pour autant les approches historique et pratique. Menger refusait seulement l’unilatéralisme de l’École allemande ; il ne lui en substituait aucun autre. Si sa postérité (…) ne perçut pas toujours cette précaution en héritant de cette classification, et si elle développa, en particulier dans la version vulgarisée, une doxa anti-historique (…), Menger, pour sa part, était aussi nuancé dans le contenu de sa classification que véhément dans le style requis par la polémique de son temps. Conformément aux couples d’oppositions conceptuelles [qu’il expose], il distinguait par conséquent des types d’enquête distincts, en fonction du questionnement porté par le savant. Menger souhaitait surtout qu’aucune des approches ne conduisît à exclure les autres. Il reconnaissait donc parfaitement l’intérêt de l’histoire au sein même des sciences, tout en maintenant que ce sont les concepts théoriques fondamentaux qui donnent la structure de la connaissance « pure ».

La classification des sciences de Menger suggère une tripartition qui puisse conduire jusqu’à des degrés indéfiniment plus élevés dans la conquête du savoir, dans la connaissance du passé, dans l’action sur l’avenir. La question qui se pose alors est celle d’une éventuelle « science supérieure » à ces sciences mêmes, rendue nécessaire pour comprendre leur ordonnancement et leurs rapports : au nom de quelle méta-science ou, plus exactement, selon quels critères d’une « épistémologie des sciences économiques » avant la lettre, Menger définit-il cette répartition ? De fait, Menger n’en dit mot dans les Recherches, mais il a plus tard ajouté cet élément à sa classification des sciences économiques. En suivant sa réflexion depuis ses origines, constatons d’ailleurs que seule cette addition ultérieure vient modifier, en le coiffant en quelque sorte, le schéma qui était en germe dès les Principes d’économie politique de 1871, avant d’être ensuite fermement établi et exposé dans le texte de 1883. Cette formulation ultime se trouve dans un article publié en 1889 (… : ) les « Éléments d’une classification des sciences économiques ». (…) Assez bref, [cet article] reprend la structure tripartite des sciences économiques (…) mais en lui ajoutant un (…) point de vue synoptique à partir duquel juger la structure tout entière. D’une part, pour l’édification de la « science positive », Menger ne modifie donc en rien l’exposé des tâches à remplir, en pleine conformité avec ce qu’il écrit dans l’appendice IV de l’ouvrage de 1883. D’autre part, pour ce qui ressortit à la compréhension de l’activité scientifique même pratiquée par les économistes, ce texte postérieur manifeste une prise de conscience essentielle du point de vue de la théorie de la connaissance, dont l’on peut dire qu’il est souvent à tort négligé par les économistes, alors qu’il est en partie à l’origine du développement de l’épistémologie appliquée à leur discipline.

Le texte de 1889 introduit en effet une notion de « morphologie » des lois de la nature, ainsi que des phénomènes sociaux au fondement de la classification des trois catégories présentées dans l’appendice IV [des Recherches] (théorie, histoire et pratique). La distinction entre ces « règnes » séparés était caractérisée afin de permettre de constituer des « types réels » adaptés respectivement à chaque domaine : ils sont les éléments de base de la théorie pure ; ils ne sont seulement que des idéaux « régulateurs » dans l’observation des phénomènes localisés dans le temps et l’espace (c’est-à-dire dans le cas de l’histoire) ; et ils sont enfin, de même, seulement des exemplifications idéalisées dans la pratique qui « doit » (ou mieux, qui « ne peut faire autrement que ») prendre en compte un grand nombre d’éléments directement liés à l’expérience, quand il s’agit de décisions pratiques. Surgit alors la possibilité tant d’une méthode exacte dans la théorie, que celle d’une enquête précise dans l’histoire et, enfin, la chance d’une appréciation correcte des conduites à tenir dans la pratique – toutes orientations qui, selon Menger, demeurent ouvertes dans la classification nouvelle des sciences qu’il propose, tandis que plusieurs étaient de facto inaccessibles et/ou illusoires dans les conceptions historicistes, fondées sur de supposés « concepts collectifs » acceptés « naïvement » et sans faire l’objet d’un questionnement inquisiteur sur leur bénéfice heuristique véritable.

C’était désormais à avancer d’un pas supplémentaire dans cette interrogation réflexive que devait inviter le texte de 1889 en proposant un niveau métaclassificatoire, chargé de justifier la classification même. Mais, à y bien regarder, cette avancée était également impliquée tout au long du parcours de la réflexion mengérienne. [Ceci] correspond à une « philosophie économique » avant la lettre, une appréhension systématique du fonds commun à la philosophie et aux sciences économiques qui est adaptée à la perspective ouverte par Menger au sein de l’économie moderne.

[… Aussi] le renouvellement de la méthode de la science que proposait Menger passait par la réhabilitation de la théorie, qui affectait en retour chacune des deux autres dimensions : pratique et historique, et qu’il était devant la nécessité d’articuler les trois approches.

Dans la classification mengérienne des sciences, la troisième approche (la pratique) regroupe notamment, comme la citation donnée plus haut l’indique, la politique économique et la doctrine de 1’« économie pratique », laquelle comporte, entre autres, la science de la finance et la doctrine pratique de « l’économie privée », c’est-à-dire celle de la gestion individualisée des « actifs », pourrait-on dire, dont l’agent peut user pour satisfaire ses besoins pratiques, tandis que la politique économique gouvernementale doit demeurer consciente que les actions prises au plan législatif conduisent toujours à encourager ou à empêcher des activités privées, fruits de décisions prises subjectivement par ces unités élémentaires que sont (…) les agents économiques.

Les « idéaux-types réels » de Menger ont été constitués en vue de servir de base à la mise en place de dispositifs d’analyse et d’incitations, mais de manière d’abord sciemment exclusivement théorique. C’est seulement dans un deuxième temps qu’il est question d’applications pratiques du savoir emmagasiné.

En partant des formes les plus simples, l’économiste a en effet la possibilité d’épouser des points de vue variés dans sa recherche ; dans le domaine pratique, il peut à loisir présenter des alternatives de politique économique aux dirigeants qui, dès lors, n’ont plus comme seul et unique recours « l’expérience héritée de nos pères » (ou de cabinets ministériels antérieurs), mais l’appui de conceptions élaborées par la science, dont l’application ne peut être directe, mais dont l’apport adapté peut être salvateur dans une situation donnée … […]

Un réquisit supplémentaire de la classification mengérienne est que, dans le champ de la théorie, les concepts originels sur lesquels l’économiste élabore ses raisonnements sont à lire transversalement de manière synchronique ; et si l’on prend néanmoins en considération le temps dans lequel se déroulent les actions économiques, c’est alors sur la base d’une temporalité idéale, reconstituée abstraitement.

[…] Menger transformait de la sorte la figure même du théoricien, qui s’apparente de plus en plus à l’image du scientifique que donnent les sciences de la nature. L’historien (non seulement dans les sciences économiques, mais également dans les études historiques proprement dites) est, quant à lui, désormais forcé de prendre en compte la complémentarité de son savoir par rapport à celui du théoricien, et la place de l’histoire à l’égard d’une théorie pure distincte d’elle. L’influence de ce qui apparaît comme une véritable « réforme mengérienne de la science » tient ainsi également à ce qu’elle épouse un mouvement général de la connaissance qui fait progressivement passer les savants au statut de chercheurs scientifiques, et déjà presque au sens aujourd’hui attribué au terme.

Dans cette perspective, il s’agit pour ces derniers de comprendre et de diffuser des concepts et des raisonnements théoriques, voire des protocoles d’observation, d’expérience, etc., et non plus de se limiter à connaître des phénomènes, ou même seulement des événements historiques pour en inférer possiblement des lois au statut incertain (la prochaine section reviendra sur les notions d’induction et de déduction ici en cause).

En deçà même de la distinction entre « expliquer » et « comprendre », que mettait à la même époque en place Heinrich Rickert, avant que Weber ne la reprît, Menger insistait donc sur des distinctions qui faisaient passer à une étape nouvelle de la pratique de la science. On passait de la description (même complexe, et nourrie d’éléments statistiques par exemple) à partir de laquelle l’historien choisissait de retenir des parallèles ou des variantes, à l’activité supérieure qui consiste à prendre en compte des théories élaborées en contexte « pur » et à fournir, de manière complémentaire et/ou alternative selon les cas, des formes d’« explication compréhensive » des phénomènes (sous l’influence parallèle, à noter également, d’une phénoménologie embryonnaire née de l’œuvre d’Edmund Husserl).

Quant à la distinction des approches au sein des sciences économiques, pour ce qui participe de la dimension historique, force est également de reconnaître qu’en somme, pour Menger, le savant ne dévalorise ni ne relativise nécessairement la science en l’étudiant sous l’angle historique (ou en s’associant à l’historien qui mène cette enquête en parallèle avec lui) ; il peut au contraire l’enrichir sans être conduit pour autant à renoncer à la théorie, ni à la déprécier, à la condition toutefois de saisir le caractère complémentaire des deux activités et de ne pas attribuer une valeur démonstrative, mais simplement (et c’est déjà beaucoup) heuristique et illustrative (à la fois) aux éléments tirés de l’histoire. Que faire, d’ailleurs, de l’histoire et de la théorie, lesquelles sont en réalité désormais considérées comme deux activités complémentaires, sinon les traiter ensemble en s’abstenant surtout de toute attitude d’exclusion qui nuit tant à la science même ?

Pour restaurer le crédit des scientifiques, les relations entre les représentants de ces deux champs de la science sont au prix de cette prise de conscience. Tant qu’elle n’a pas eu lieu, l’affrontement se poursuit. Et n’est-ce pas là exactement la cause de la « querelle sur les méthodes » ? Car il faut constater qu’aussi dûment accrédités soient-ils, les « savants » ont péché à l’époque de Menger en privilégiant l’histoire, ce qui suscita la réaction du Viennois – et on peut faire sans doute aujourd’hui un constat analogue, quoiqu’en inversant leurs faveurs et le détriment subi par la science. En menant le combat pour l’économie pure, en faveur du retour à la théorie pour un rôle équilibré des approches dans le savoir, Menger travaillait pour rendre leur voix propre aux scientifiques, celle de la science (et non de causes variées). […]

En tout domaine, l’unilatéralisme apparaît alors comme l’obstacle véritable à la connaissance, et dans les directions de recherche du « temps présent » (de la modernité), c’est sans doute encore plus le cas, car les œillères du spécialiste accroissent le risque qu’il ne chute. C’est pourquoi, dans sa classification des sciences, Menger avait placé la méthodologie et l’histoire de la science à des points cruciaux : la méthodologie est ce à quoi l’on s’attelle en période de crise des sciences, nous l’avons déjà mentionné ; et l’histoire se place entre théorie et pratique dans l’agencement « interne » à la discipline économique.

Si l’on compare la classification des sciences économiques de Menger avec celle des sciences de la nature en vigueur à la même époque, il faut reconnaître que l’ambiguïté de la position des sciences économiques tient bien à la place qu’y occupe l’histoire, entre une analyse in abstracto du comportement des agents et l’expérience pratique, par exemple celle d’une politique économique donnée. Menger intervient en redéfinissant et en clarifiant les rôles. Puisque les historiens sont présents dans les sciences économiques comme dans tout champ des activités humaines, leur rôle doit être mieux délimité, rendu plus clair : soit ils sont des historiens de leur propre discipline et ils se font alors historiographes (ils écrivent, en somme, des « histoires de la pensée économique »), ou « comparatistes », en particulier quant aux méthodes employées pour parvenir à la connaissance ; soit il s’agit d’historiens des actions des agents humains en général, et ils envisagent les causes générales des phénomènes étudiés par la théorie économique, dont ils trouvent l’illustration dans les faits du passé sur lesquels ils enquêtent. Dans les deux cas, ils manifestent que deux dimensions se juxtaposent en vérité dans les sciences humaines : l’une conçue « hors du temps et de l’espace », l’autre réfléchie en son sein. La caractéristique « autrichienne », au-delà de la précaution classificatoire, est alors d’ajouter qu’il y a encore deux manières de traiter chaque point de vue : à travers l’interprétation subjective des comportements, d’une part, et au moyen de la description objective, d’autre part. La dimension subjective est tout particulièrement liée aux faits humains, qu’ils soient étudiés à titre général ou resitués dans le temps et l’espace – ce qui peut tout à fait s’entendre à l’échelle de l’humanité.

Campagnolo 2011b, p. 65-74.

Bibliographie

Campagnolo 2011b, section 4 : « Classification mengérienne de sciences économiques et résistance à la mathématisation du réel », p. 65-78

Notes

  • 1
    Campagnolo 2011b, p. 65.
  • 2
    Encore aujourd’hui non-traduit en français.
  • 3
    Recherches, appendice IV, p. 252-254.