Vingt ans d’études sur le fondateur de l’école autrichienne d’économie : Carl Menger (1840-1921)

En France, on a méconnu l’œuvre de Carl Menger. Il y a plusieurs raisons à cela, que j’ai expliquées ailleurs[efn_note]Gilles Campagnolo : « Comprendre l’évolution d’une école de pensée économique : le cas de l’École autrichienne », Économies et sociétés, série « Histoire de la pensée économique – PE », n° 40, 5/2008, p. 979-1016. Cette référence sera, par exemple, dorénavant donnée par F ⒀ Voir la note suivante.[/efn_note]. Avec un siècle et demi de retard dans sa réception, l’essentiel de son œuvre est est maintenant disponible grâce aux traductions des deux piliers fondateurs que furent les Principes d’économie politique de 1871 (2020, Le Seuil) et les Recherches sur la méthode de 1883 (2011, EHESS-Éditions). Un point (et peut-être le seul) qui constitue paradoxalement un avantage du fait de cette longue lacune : il nous a été possible de montrer ce qui dans cette œuvre est ou doit y apparaître comme mort et comme vif, pour redire le mot de Benedetto Croce concernant Hegel.

Ce qui est pertinent aujourd’hui, il est désormais possible aux commentateurs de l’explorer en français : la part que nous y avons prise est explicitée dans les pages qui suivent. C’est là un récapitulatif de nos travaux sur deux décennies. La consultation des travaux peut seule donner le détail, mais le lecteur trouvera ici ce qu’il est possible d’aller y chercher. La bibliographie complète à la fin de ce récapitulatif fournit les références des travaux mentionnés en français, en anglais, en allemand (et en japonais, puisque c’est aussi le cas)[efn_note]Le référencement fonctionne comme suit : la liste de fin d’article porte des numéros précédés que l’on fait précéder d’une lettre majuscule : F pour les ouvrages en français, W pour ceux en anglais (Works) et en allemand (Werke), numérotés en continu et J pour ceux en langue japonaise. Entre autres références F ⑴ désigne ainsi, par exemple, ma biographie de Menger (la seule existante en français ; publiée aux Éditions du CNRS), et W ⑸ l’entrée sur Menger que j’ai donnée dans le Handbook of the History of Economic Analysis (dir. Gilbert Faccarello et Heinz Kurz, Edward Elgar, 2017).[/efn_note]. Le tableau suivant donne les thèmes traités récapitulés comme suit.

1. Les fonds d’archives Menger

Les archives de Menger sont localisées dans les trois fonds suivants, que nous classons par ordre croissant de richesse du contenu :

  • Staatsarchiv de Vienne : il n’y reste presque rien concernant directement Menger. Les archives de l’Université sont passées dans les archives de l’État autrichien. Elles ont clairement souffert des bouleversements du XXème siècle. On y trouve la liste des domiciles successifs de Menger à Vienne[efn_note]Soit d’abord le 1 de la Schottenbastei (dans le 1er arrondissement), puis « Wien IX/3 Fuchsthalergasse 2 » et ensuite « Währingerstr. 12 » : les archives municipales permettent de vérifier les notes que Menger avait portées sur ses volumes pour le « passant honnête » qui les rapporteraient dans le cas où lui les aurait égarés. Menger déménagea encore du 12 de la Währingerstrasse au 3 de la Berggasse (la rue où logeait également Sigmund Freud) en 1895, avant de s’établir en 1911 au 2 de la Fuchsthalgergasse, son dernier domicile.[/efn_note], ainsi que quelques listes de cours donnés à l’Université de Vienne et surtout la correspondance des ministères : celle-ci est utile pour connaître la stratégie académique de Menger, et garantir notamment qu’il avait conscience de former une école de pensée économique « autrichienne » à l’encontre de la domination de l’ « École historique allemande de l’économie nationale » ;
  • Perkins Library : la bibliothèquede l’Université Duke (Caroline du Nord) dispose du fonds qui contient ce que le fils de Menger avait emporté aux États-Unis lorsqu’il avait fui l’Anschluss en 1938. Quinze ans après qu’il avait donné l’édition de 1923 (voir entrée suivante) il poursuivait ses recherches en mathématiques : les archives familiales qu’il put sauver contiennent divers documents académiques et récompenses (médailles reçues par son père etc.), ainsi que des carnets de notes manuscrites et de la correspondance. L’Université Duke fit l’acquisition de ce fonds en 1985 de manière assez rocambolesque.
  • le Centre de recherches sur la littérature des sciences sociales occidentales de l’Université Hitotsubashi : localisé à Kunitachi, dans la grande banlieue ouest de Tokyo, ce fonds contient en particulier le volume des Principes qui porte les notes manuscrites incontestablement authentiques servant à la présente édition, ainsi que les quelque 20 000 volumes de la bibliothèque personnelle de Menger déjà évoquée. Nombre d’entre eux portent les notes manuscrites de Menger et l’impact de l’achat effectué en 1922 par l’institution qui était alors l’école supérieure de commerce de Tokyo à Kanda (d’où naquit l’Université Hitotsubashi) mérite une attention toute particulière qui a justifié nos années passées sur place à l’étudier. Voir F ⒆ F ⒇ et W ⒀.
  • Note supplémentaire : on pensa longtemps de quelques dizaines de volumes (sur 20 000) qu’ils avaient disparu : leur existence était ignorée même des spécialistes comme Emil Kauder, qui ne les mentionne pas. Nous avons pu les retrouver à la bibliothèque du département d’économie de l’Université de Tokyo.Ces exemplaires isolés ne sont pas catalogués systématiquement comme relevant de la collection Menger. Il a fallu les rechercher un par un et il se peut qu’il nous en ait échappé.

L’essentiel est que l’exploration des archives permet non seulement de résoudre des questions quasiment « archéologiques » en suspens à propos des textes chez les spécialistes des études « mengériennes » (allemands, anglais et américains principalement), mais d’apporter aussi un éclairage « mengérien » à nouveaux frais dans des débats d’économie à titre général.

2. L’influence du Nachlass de Menger

L’histoire des bouleversements historiques auxquels l’école autrichienne d’économie politique a dû faire face une fois constituée[efn_note]En 1873, alors qu’il avait publié ses Principes, Menger accédait au professorat à l’Université de Vienne à titre « extra-ordinaire » (c’est-à-dire non titulaire) puis comme Ordinarius (titulaire de sa chaire) en 1879. D’alors date une correspondance avec le Kultusministerium en charge de l’enseignement supérieur, que l’on peut retracer – voir notamment la lettre du 13 janvier 1879 ou celle du 19 mars 1903, prouvant le soutien du Ministère impérial à Menger, qui bénéficie alors déjà d’une reconnaissance internationale (Staatsarchiv de Vienne).[/efn_note] accompagne l’effondrement de l’empire austro-hongrois avec la défaite à l’issue de la Première guerre mondiale, puis celui de la république autrichienne (avec l’Anschluß de 1938) et l’exil consécutif des membres : la première génération de disciples de Menger décéda avant le second effondrement (ainsi Eugen von Böhm-Bawerk et Friedrich von Wieser, tous deux plusieurs fois ministres impériaux) que vécut de plein fouet la deuxième génération, dite en allemand des Enkelschüler. Cette génération-là inclut à titre d’héritiers intellectuels Ludwig von Mises, Friedrich Hayek, Gottfried Haberler et d’autres qui s’exilèrent au Royaume-Uni, aux États-Unis (de la Mitteleuropa au Midwest, en somme, si l’on considère par exemple le parcours qui devait conduire Hayek à l’Université de Chicago) et ailleurs, sachant que des penseurs comme Josef Schumpeter ou Karl Polanyi entre autres, qui suivirent des itinéraires analogues, étaient aussi directement issus du « creuset viennois » et héritèrent parfois tacitement, parfois explicitement de notions conçues par Menger. Les archives doivent être explorées, et l’ont parfois été, afin de « faire parler » les auteurs au-delà de leurs publications, et des déformations que leurs interprétations peuvent entraîner.

Toutefois, selon l’expression connue, les « textes n’emportent pas leur contexte » et les travaux comme les archives de l’école autrichienne durent trouver une expression nouvelle ou un usage renouvelé dans l’exil : le Nachlass de Menger suivit cette règle, voir W ⑻. Alors que le nom du fondateur demeurait comme une icône, l’examen de ce qu’il était en réalité pâtit de cette situation. En particulier, alors même que Hayek, alors à la London School of Economics, obtenait de faire réimprimer les ouvrages de Menger devenus peu accessibles et y ajoutait son introduction, il méconnaissait les archives. Il conservait comme référence l’édition de 1871, position qui peut se défendre, mais pour laquelle il importe cependant de connaître l’histoire des éditions : voir l’entrée 3 infra sur les éditions des Principes. Plus tard, Hayek devait même indiquer écarter l’idée de travailler sur le fonds que le fils de Menger proposait de mettre à sa disposition, méconnaissance qui touchait les cartons d’archives du fils Menger (bric-à-brac tel qu’il put faire reculer Hayek) et la collection au Japon également (dont Hayek eut connaissance au moins en 1964, sans doute avant : il refusa net de s’engager dans l’exploration, rechignant à enquêter sur la théorie fondamentale du courant de pensée qu’il représentait cependant : voir F ⑾ et F ⒀. Connaître l’approche de Hayek, ou celle des autres Enkelschüler (comme Mises, et puis les héritiers de ce dernier aux États-Unis) reste donc clairement insuffisant pour comprendre la teneur de la doctrine mengérienne. D’autant que les archives furent cataloguées et exploitées seulement bien plus tard. Voir l’entrée 1 de ce récapitulatif supra.

Mentionnons la préface aux Principes (F ⑵  de Bertram Schefold, qui écrit :

Dans l’introduction à sa réimpression des Gesammelte Werke de Menger, Hayek mentionnait bien des manuscrits volumineux, mais fragmentaires et très mal ordonnés, qui « ne pourraient être rendus accessibles que grâce aux efforts patients de longue haleine d’un éditeur très habile »[efn_note]Voir l’introduction de Friedrich Hayek à l’édition des œuvres de Carl Menger: Carl Menger Gesammelte Werke, 2e éd., Tübingen, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 1968-1970, 4 vol., I : p. xxi, notre traduction.[/efn_note]. Qu’un Français ait accompli cette tâche me confond. N’y avait-il pas un Autrichien, un Allemand ou un Suisse pour le faire – et bien plus tôt, au XXème siècle ? Et ne faudrait–il pas commencer avec une édition en langue originale ? Mais je félicite mon collègue d’avoir achevé ce travail, en combinaison avec la première traduction de l’œuvre en français, qui, elle aussi, était due depuis longtemps[efn_note]Il convient de mentionner, comme Campagnolo le fait, le travail ébauché par Emil Kauder dans les années 1950, et l’intérêt d’érudits japonais, que Campagnolo cite, dans les années 1980 (ibid. note de la préface, p. 16).[/efn_note]

Schefold, 2020, F ⑵ : p. 16

L’histoire de l’exportation, pour ainsi dire, des collections de ces auteurs est à retrace à chaque fois[efn_note]Des institutions les hébergent comme la Hoover Foundation à l’université Stanford dans le cas des archives de Hayek ou à l’université Concordia de Montréal celles de Karl Polanyi (sous la garde de sa fille), par exemplke, outre les fonds mentionnés plus haut concernant Menger.[/efn_note]. Pour notre part, nous avons contribué à celle des archives Menger, un Nachlass de notes sur des milliers de volumes dans sa bibliothèque et de carnets nombreux également. Les annotations manuscrites accompagnant les lectures de Menger, malgré les difficultés du déchiffrage, sont souvent parlantes et c’est aussi le cadre de réflexion du Privatseminar au sein duquel Menger réunissait ses meilleurs (Böhm-Bawerk, Wieser, Eugen von Philippovich, etc.) chez lui à Vienne qui est également restitué de la sorte. La collection fut vendue par sa veuve après son décès en 1921, dans les conditions très difficiles qu’elle vivait dans la Vienne défaite et ruinée de l’immédiat après-guerre. Nous avons retracé cette histoire d’archives redécouvertes par l’historien de l’utilité marginale Emil Kauder en 1959 : voir W ⑿, W ⒁, F ⒆, F ⒇, J ⑴ et J ⑶ (retraçant tout ou partie des péripéties de l’exil des textes).

Concernant le Japon, où se retrouva la collection des ouvrages, il est à noter que ce qui avait ses origines au cœur de l’Europe centrale trouvait ainsi une terre d’accueil où l’intérêt minutieux, quoique très limité, de quelques spécialistes, contribua à nourrir une tradition d’études sur des auteurs autrichiens, d’ailleurs plus liée à l’intérêt archivistique ou à des considérations liées à l’évolution politique générale (par exemple, dans la liaison avec le pangermanisme autoritaire de l’Entre-deux-guerres). Cela conduisit à quelques travaux de qualité, liés également à la naissance d’une « philosophie économique »[efn_note]Voir les travaux de Sugimura Kôzô., Inquiry into Menger’s Methodology of Social Sciences, Tokyo, Shogakenkyûkan, 1926 et de Yamada Yûzô., Carl Menger, The Formation of Modern Economics, 1955.[/efn_note]. Les recherches historiques furent reprises dans les années 1980 par Kiichiro Yagi à Kyoto[efn_note]Voir, par exemple, Yagi Kiichirô 1988 「オーストリア経済思想史研究」 (Studieson the History of the Economic Thought of the Austrian school), Nagoya UP. Voir aussi ses disciples (Ikeda Yukihiro et Tomo Shigeki) a largement surmonté les erreurs commises au début dans l’utilisation des archives, par exemple en supposant que Menger soutenait le kantisme.[/efn_note].

Il existe donc une tradition dont des économistes contemporains sont porteurs. Et en ce qui concerne sa branche japonaise[efn_note]Par exemple, avec des économistes comme Hashimoto Tsutomu (Hokkaido Daigaku). Voir, par exemple, le numéro special sur le Japon de la Revue de Philosophie Economique, Juin 2019: « La philosophie économique au Japon », Paris, J. Vrin.[/efn_note], bien entendu comme dans toutes les études économiques au niveau mondial, est également influencée très largement par les développements aux États-Unis où c’est une école « austro-américaine » qui est issue de la pensée des exilés autrichiens, notamment de Mises, qui aboutit à l’essor une sorte d’école moins plus néo-mengérienne que néo-autrichienne au sens d’un extrémisme mêlé de considérations adventices propres au cadre de réception intellectuel états-unien (par exemple dans l’expression qu’en a donnée, parmi d’autres disciples de Mises, Murray Rothbard : voir F ⑸.

3. Les éditions des Principes de Menger (Grundsätze der Volkswirtschaftslehre)

Le principal ouvrage théorique de Carl Menger, ses Principes d’économie politique (Grundsätze der Volkswirtschaftslehre[efn_note]Ou plutôt Grundsätze der Volkswirthschaftslehre [sic], en suivant l’orthographe de l’époque.[/efn_note]) parut à Vienne, chez l’éditeur Wilhelm Braumüller en 1871. C’est l’opus théorique fondateur de l’école d’économie dite « autrichienne ».

Menger expose sa théorie essentiellement dans ses Principes. Il formait des projets plus développés, qui n’aboutirent pas. Il souhaitait également rééditer le volume paru en 1871, et il l’amenda à cet effet pendant un demi-siècle, jusqu’à sa mort en 1921 sans y parvenir. Les éléments que Menger aurait voulu publier au final, les ajouts et corrections à son édition des Principes de 1871, tels qu’il les a indiqués dans ses notes sont dans F ⑵. Ce volume résulte de vingt années de recherches. Et après un siècle et demi, il en fournit la seule traduction intégrale en français. Le but dont la visée nous a soutenu est de rendre accessible dans notre langue les deux œuvres majeures à travers lesquelles qui Menger fonda sa théorie et sa méthode. Il convient de restituer leur teneur originelle pour ressaisir dans leur authenticité les idées dites « autrichiennes » en économie politique. Cette présentation des éditions des Principes fait la part de leur origine spécifiquement mengérienne.

Menger fut notamment empêché de mener à bien la seconde édition par l’urgence de prendre parti dans la « querelle des méthodes » (Methodenstreit) : il s’y exprima fortement, ses Recherches sur la méthode de 1883 en témoignent. Nous avons livré la première traduction française intégrale de ces Recherches : voir F ⑷.

À eux deux, ces volumes rendent complète l’entreprise de traduction des chefs d’œuvre fondateurs de l’école dite « autrichienne » en économie politique (ou « nationale » : die österreichische Schule der National-ökonomie), issue précisément du contenu de ces deux textes majeurs. Nous avons traduit des textes connexes du même auteur, Menger, comme de ses adversaires, fournissant au lecteur francophone les fondements d’une pensée économique majeure, alors que tout texte de Menger manquait dans notre langue, hormis deux exceptions :

  • La monnaie mesure de valeur, Revue d’économie politique, 1892, n° 6, p. 159-175 (reproduit en annexe de ma biographie de Menger : voir F ⑴, p. 206-220. Voir l’entrée 9 infra.
  • « Contribution à la théorie du capital », résumé-adaptation par Charles Secrétan de l’article « Zur Theorie des Capitales », Revue d’économie politique, 1887, no 2, p. 577-594.

Les Principes connurent une seconde édition : une consultation approfondie nous laisse penser que le fils de Menger a pu lui-même porter des notes dans les volumes des Principes emportés aux États-Unis, sans pour autant mener un travail de dépouillement complet, qu’il suggéra d’ailleurs à Hayek qui ne donna pas suite. Malgré l’évidente sincère fidélité du fils de Menger à son père (que manifeste l’introduction de l’édition de 1923), on peut douter pouvoir se fier entièrement à ces archives, outre le fait que l’édition posthume des Principes qu’il avait proposée doit susciter des réserves, voir la part de présentation des éditions dans F ⑵, F ⑷ et W ⑶.

4. Concepts fondamentaux dans l’œuvre de Menger, dans ses propres termes

Cher Menger (et à la différence des conceptions des autres pères du marginalisme : Léon Walras et Stanley Jevons) L’individu est constitutivement décisionnaire dans les échanges auxquels il prend part. Un observateur humain (l’économiste) peut deviner l’intention qui préside au choix intentionnel de l’individu, quoique sans garantie de tomber juste. Toutefois, c’est là une condition de possibilité de la science même. Ces concepts structurent une configuration neuve pour saisir la vie humaine (matérielle). Menger l’a explicitée sous la forme d’un tableau dans ses notes[efn_note]Ce tableau griffonné par Menger pour son usage personnel se trouve dans un fichier portant l’indication Geflügelte Wörter (« pages volantes »), boîte d’archives 24 de la bibliothèque Perkins de l’Université Duke. Voir la « présentation des éditions » dans F ⑵.[/efn_note] :

Zweck  (fin ou objectif)Mittel (moyen)Verwirklichung  (réalisation)
Mensch  (être humain)Außenwelt  (environnement)Lebenserhaltung  (subsistance)
Bedürfnis  (besoin)Gut (bien)Befriedigung  (satisfaction)

Les notes apposées par Menger sur son exemplaire de ses Principes comme sur les ouvrages de sa bibliothèque et sur ses carnets montrent toujours la grande importance qu’il accorde à la terminologie qu’il choisit d’employer. Ici, ce tableau fournit une présentation synthétique de plusieurs de ces termes qui sont ainsi mis en relation. Menger les utilise pour fixer au plus près ses idées, ce qui montre aussi le geste « réflexif » propre au penseur, philosophe autant qu’économiste à bien des égards. Menger a balayé les ruines d’une économie classique minée, mais non encore défaite, par l’école allemande. L’activité humaine trouve là ses mécanismes exploratoires fondamentaux, ou Grundsätze, soit ses Principes.

La perspective dans laquelle se place Menger vient alors accessoirement délégitimer les vulgates du temps libre-échangistes comme socialistes. Menger fait non seulement œuvre de philosophe économique mais encore moral et politique. Il est sans doute utile de le souligner pour les lecteurs dans un cadre français où l’intérêt pour l’aspect économique vire immédiatement à une caractérisation en termes politiques, ce qui entraîne plus de malentendus que d’éclairages pertinents. Dans le cas de Menger, il faut retenir sur ce point qu’il rejetait les différents camps au même titre dès lors qu’ils envisageaient la science moins pour elle-même que dans un rôle ancillaire à l’égard de causes à défendre, quelles qu’elles fussent. Les notes manuscrites de Menger portent des traits rageurs à ce propos, notamment le suivant :

« Freihändler, Kathedersozialisten, Kommunisten : alle Advokaten! »
(« Libre-échangistes, socialistes de la chaire [étatistes], communistes : tous des avocats ! »).

Il rejetait explicitement l’idée que ce rôle de conseiller de politiques publiques dans les intérêts de telle ou telle catégorie, et encore même cet intérêt fût-il « général » pût résumer la tâche du savant, qui se doit d’abord et avant tout à l’exploration de la science, et en priorité de la théorie qui, seule, elle, est véritablement générale.

Le fond de l’analyse économique du comportement individuel se présente alors dans les Principes sous la forme d’une triade de concepts-sources à partir desquels c’est avant tout le fait même de la conduite subjective qui peut être pris en compte et mis en avant afin de concevoir l’approche individualiste méthodologique subjective qui donne sa marque de fabrique à l’école autrichienne que Menger établit. Les autres écoles de pensée économique, y compris celles issues des deux autres courants découvreurs du marginalisme contemporain de Menger manquent cette perspective qui rend l’apport de Menger si spécifique et si important. Les trois notions nourricières dans la réflexion qui donne une représentation de l’agent économique (ou wirtschaftender Mensch) au long des Principes sont 1° la satisfaction des besoins humains au niveau de l’individu (de chaque individu et d’eux tous): c’est le terme Bedürfnisbefriedigung; 2° la disponibilité des biens (et services), qui suggère de considérer d’abord les ressources dont l’agent pense l’allocation en vue du 1° précisément, selon les circonstances et la situation où il/elle se trouve (dans le temps, l’espace, l’information à sa disposition, ses propres ressources de cognition, la connaissance commune ou privée des usages potentiels des biens, leur coût d’acquisition, de transport etc. Information comme expertise font en effet supporter un coût. Cette disponibilité au sens le plus général, c’est la Verfügbarkeit. 3° Enfin, c’est la capacité à écouler ses propres biens et services (éventuellement en échange d’autres) qui conduit l’agent à vouloir savoir la quantité utilisable ou échangeable, ce qu’il peut lui-même débiter ; c’est l’Absatzfähigkeit, la capacité qu’il possède à cet égard en un lieu et temps donnés(à ce titre, la capacité à accomplir un travail, ou Arbeitseistung, est traité comme tout autre intrant). Ces trois concepts permettent de faire la meilleure lecture qui soit des Principes. Voir F ⑵et W ⑵.

5. Menger et Aristote

Menger a été influencé par Aristote, et un certain nombre des catégories des Éthiques de l’Ancien (l’Éthique à Nicomaque en particulier)se retrouvent de toute évidence dans les textes d’économie du Viennois moderne. La référence au Stagirite n’est toutefois bien entendu pas un trait spécifique à Menger, le monde académique germanophone est tout entier encore fortement imprégné d’aristotélisme à la fin du XIXème siècle. Menger suit en cela la règle. Il modifie profondément la lecture d’Aristote cependant dans l’Appendice VII de ses Recherches sur la méthode, en refusant l’assimilation hâtive de l’incipit des Politiques d’Aristote à une position holiste, telle que veulent l’interpréter les historicistes allemands.

Certes, il est toujours délicat d’utiliser la notion d’ « influence », et il est difficile de juger jusqu’à quel point les correspondances relevées chez des auteurs sont fortuites, mais on peut, dans le cas présent, établir de manière définitive l’origine de la plupart des remarques de Menger en consultant ses notes manuscrites. Les archives « parlent ». Malgré cela, dira-t-on qu’il faut juger jusqu’à quel point une « influence » donnée est décisive et que cela demeure une tâche soumise aux aléas de l’interprétation ? En fait, nombre de désaccords entre commentateurs de Menger sont nés d’intuitions plus ou moins vérifiées et la plupart des débats peuvent être réglés, lorsque les intuitions proposées sont vérifiables : on peut le faire sur pièces, et les textes produits à cet effet s’appuient tous sur les archives, car les disputes érudites sur l’« aristotélisme de Menger » surgissent, comme beaucoup d’autres, de ce que l’intuition née de rapprochements conceptuels demeurait toutefois souvent sans aucune preuve philologique[efn_note]Barry Smith, « Aristotle, Menger and Mises : an Essay in the Metaphysics of Economics », History of Political Economy, 1990, Caldwell B. (dir.), Carl Menger and his Legacy in Economics, supplément, p. 263-288, ce qui suscite des réticences, chez Erich Streissler, par exemple, le présent détenteur de la chaire d’économie à Vienne.[/efn_note].

Puisque les preuves définitives existent, qu’elles se trouvent dans les annotations portées par Menger, notamment sur le volume qu’il possédait de l’Éthique à Nicomaque, il est possible de repérer avec exactitude les concepts aristotéliciens dont usa Menger. Si très tôt, les hypothèses d’un aristotélisme mengérien furent faites (par Oscar Kraus, dès 1905), en revanche l’étude des archives seule peut faire foi[efn_note]Mentionnons le travail séminal de Kauder sur ces archives dans plusieurs copies dactylographiées de notes conservées à l’Université de Hitotsubashi (1959-1960). Nous en avons bénéficié aussi.[/efn_note]. Voir F ⑴ , F ⑷ et F ⒅ ainsi que le chapitre 7 dans W ⑴ et W ⒂. En outre, au moment d’écrire le présent récapitulatif, nous soumettons avec Ricardo F. Crespo un long article exposant nos différends sur la copie de cet aristotélisme mengérien dont il faut moins reconnaître le fait de l’existence, réel, puis disséquer sa présence effective dans les textes et dans l’usage qu’en fait Menger pour avancer certaines de ses propositions principales dans sa doctrine économique (texte en cours d’examen par une revue).

6. Menger et les économistes libéraux français

Menger a affronté les partisans de l’« École historique allemande », donné non plus une critique approfondie de l’ « École classique britannique ». Il a aussi lu les économistes français, en particulier libéraux. La relation entre Jean-Baptiste Say et Menger a été commentée dans la tradition autrichienne, souvent sur une base intuitive. Or on peut apporter des preuves substantielles pour documenter cette relation avec précision. Menger a lu et apprécié les libéraux français, mais il n’a pas forcément épousé leurs vues, ni défendu leurs causes. C’est ce que montrent les archives, en particulier la bibliothèque de Menger au Japon. Menger a lu non seulement Say, mais encore le comte Pellegrino Rossi, Michel Chevalier et Frédéric Bastiat. Le manuel rédigé par Rossi (le successeur de Say au Collège de France), un large succès de son époque, fut annoté par Menger alors qu’il révisait ses Principes. Le matériau ainsi disponible est demeuré inédit jusqu’à nos travaux (le rôle du manuel de Rossi n’eut d’égal que celui de Karl Heinrich Rau dont Menger fit un brouillon de ses Principes, comme l’a montré Kauder. D’abord en ce qui concerne la lecture de Say, Menger désespère de le voir lever un drapeau de révolte contre le système ricardien qu’il a tous les moyens de contester dans ses propres vues, dont il ne semble pas oser tirer toutes les conséquences, ensuite celle d’autres libéraux français. L’état des lieux, dont la discussion de la relation de Menger aux libéraux français, appuyée de résultats démontrés, se trouve dans les travaux, voir F ⑿ W ⑽. (Cette recherche effectuée comme les autres de première main sur les archives fut à l’époque pré-publiée en français, avec l’accord de la Review of Austrian Economics pour laquelle elle avait été rédigée d’abord en anglais). Outre les développements historiques et philologiques concernant l’école autrichienne, ce fut un pas de l’histoire de la pensée libérale au 19e siècle.

7. Menger et les philosophies anglaise et française

La bibliothèque de Menger montre également d’autres sources en français auxquelles Menger s’est attaché, notamment en philosophie. En fait, en philosophie, outre Aristote, Menger a deux prédilections : la philosophie politique britannique du 17ème siècle (voir le chapitre 8 dans F ⑶et dans W ⑴ ) et la philosophie française de son temps au 19ème siècle. Citons notamment Félix Ravaisson (dans la traduction allemande de Koenig) dont il étudie l’histoire de la philosophie moderne à côté de celle de Friedrich Überweg : le Grundriss der Philosophie der neuer Zeit, l’un des manuels les plus répandus de son temps et l’un des ouvrages les plus annotés de la bibliothèque de Menger. Concernant la philosophie critique allemande, dans une note manuscrite portée en marge d’un passage concernant la Critique de la raison pure de Kant, Menger écrit : « Lui [Kant] ne voit pas de raison pure dans l’économie politique théorique ! »[efn_note] (« Er sieht in der theor[etische] Nat[ional]ök[onomie] keine reine Vernunft! ») Überweg F., op. cit., p. 172.[/efn_note].

Menger trouve dans l’avant-propos les tendances « psychologistes » de la philosophie française. L’essor de la psychologie intéressait le monde germanique tout autant ‒ si l’on songe à la psychologie expérimentale de Wilhelm Wundt, sur laquelle Menger refusait de fonder les résultats de la théorie économique, comme sur les « lois » de tout autre science d’ailleurs (histoire, ou mathématiques)[efn_note]Les carnets du Nachlass de Menger ne laissent guère de doute avec le fichier intitulé « gegen Wundt » (« contre Wundt ») dans les archives de l’université Duke. Voir notre « présentation des éditions » Voir F ⑵.[/efn_note]. Pour Menger, l’important demeure toujours l’analyse économique. Son refus du « psychologisme » (voir l’entrée 8 suivante dans ce récapitulatif) n’empêche donc pas Menger de s’intéresser avec Ravaisson à quatre aspects :

  1. Le sensualisme issu des Lumières, sur lequel Menger était par ailleurs informé, possédant une copie des Œuvres complètes de Condillac ;
  2. Le spiritualisme ontologisant d’inspiration assez directement catholique, même si l’irrationalisme qui s’adonne à l’introspection portée par l’émotion religieuse le laissait froid[efn_note]Des observations psychologiques du traducteur de Ravaisson, Koenig, comme l’influence catholique commune à l’Autriche et à la France laissent Menger dubitatif : le rôle de la prégnance d’un catholicisme spiritualiste traditionnel est incontestable, mais le point de vue d’épistémologie sociale avant la lettre, au moins sociologisante, lui semble peut-être exact, mais peu pertinent.[/efn_note] ;
  3. Le matérialisme, à distinguer du sensualisme, et qui lui répugne. L’héritage de Diderot et du baron d’Holbach prend de plus, au long du XIXème siècle, une teinte réformiste sociale qui propose une « cause » à défendre à laquelle Menger reste réticent, et ce indépendamment (et sans les intégrer d’ailleurs encore avant longtemps) des thèmes marxistes.
  4. L’influence de la physiologie et de la médecine sur la philosophie de la science. Elle peut être vue comme un premier essor de « sciences cognitives ». L’étude des seuils de stimulation (Reizschwelle) acquiert alors une importance primordiale pour la connaissance du comportement humain en réaction à des stimulations toujours subjectives, qu’elles soient internes (sensations de faim, de soif, etc.) ou externes (affects et percepts). Voir F ⑴, F ⑹, F ⒁.

8. Menger et la place de la psychologie en économie

Dans l’enquête de l’entrée précédente, la tendance philosophique contemporaine de Menger à laquelle celui-ci accorde le plus d’attention est sans conteste l’approche qualifiée par Ravaisson de scientifique, en relation avec la psychologie médicale, et alors même que Menger rejette la forme qui s’est développée en Allemagne sous la houlette de Wundt, et qui prend aussi pour nom la psycho-physique, dans son intention de s’établir comme la base des « sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaften) dans leur ensemble (cela incluait à la fois la recherche psycho-physique et psycho-physiologique)[efn_note]Ravaisson renvoyait en détail aux travaux du physiologist du cerveau renommé, Vulpian, qui distinguait des critères du végétatif, de l’animal et de l’humain (conscience) dans une veine vitaliste (relation entre système nerveux et cerveau, premières descriptions cliniques de la neuro-sclérose etc.) Menger lit cela, et ce qui concerne chez Ravaisson d’autres médecins comme Bordas-Dumoulin, Boullier, Jaumes et Laprade.[/efn_note]. C’est la prétention de la psychologie à fournir la base (et donc à dominer) toutes les all Geisteswissenschaften que rejette Menger, d’autant que la méthode suivie est inductive, comme dans l’école historique (à la différence que, là, des expériences sont possibles : mais protocole ou pas, c’est nier l’autonomie de la théorie économique comme fondée sur ses propres objets). Dans ses notes, Menger rejette explictement cela, comme l’inférence qui déduirait le raisonnement dit « à la marge » en économie sur la loi fameuse de Weber-Fechner (Psycho-physisches Grundgesetz) qui définit la satiété (Sättigung), au prix d’une renonciation au fondement théorique de l’économie sur le raisonnement subjectif en tant que tel. De même que Menger prône une méthode à la fois réaliste et causale, il vise à garantir la spécificité du raisonnement économique, comme légitimité du champ indépendant de connaissance que doit offrir l’économie. Le raisonnement marginal développé par le sujet en économie lui est propre (c’est le triangle de l’utilité marginale présenté par Menger page 93 de ses Principes – une présentation didactique s’en trouve dans F ⒂, telle que requise par la Revue française de sociologie (2005).

Inversement, fonder l’économie sur les résultats d’une autre science qu’elle-même étant exclu, la nature expérimentale de la psychologie nouvelle visant ce but, elle est inadaptée et Menger prévient contre son usage non-averti alors même que ses opposants dénomment l’école « autrichienne » qu’il fonde une « école de psychologues » (Psychologenschule) : Menger refuse l’optionpsychologisante. Voir W ⑵, W ⑼ et J ⑵.

9. Menger sur les questions monétaires (notamment position de politique monétaire)

Parmi les nombreux autres textes de Menger, seuls deux articles virent une publication en français, à savoir l’article sur « la monnaie, mesure de valeur » de 1892 et celui sur la contribution de Menger à la théorie du capital, qui fut résumé et adapté par Charles Secrétan (cf. supra) : le premier est devenu difficile à trouver et reproduit en intégralité dans F ⑴. Il correspond à la reprise des questions monétaires par Menger, vingt ans après la parution de ses Principes (où le dernier chapitre traite de la monnaie) : Menger reprend trait pour trait la teneur de ce chapitre, mais développe sa pensée dans trois articles majeurs sur la monnaie publiés en 1892. Menger reprenait sa réflexion à l’occasion de la Valutareform pour laquelle il conseillait le gouvernement impérial. L’article princeps (une centaine de pages) « Geld » (« L’argent ») paraît comme entrée du dictionnaire encyclopédique Handwörterbuch der Staatswissenschaften. En adaptant des passages majeurs, Menger publie deux articles : celui cité pour la Revue économique toute récemment créée, et, en anglais pour The Economic Journal (« On the Origin of Money », 1892, 2, p. 238-255). Ce dernier est le plus connu en raison de la diffusion de la langue anglaise, et il a longtemps fait oublier jusqu’à l’existence du premier. Nous avons traduit chaque texte dans l’autre langue voir W ⑾pour la publication en anglais du texte français (« Money as Measure of Value. An English Presentation and Translation of Menger’s Essay in Monetary Thought », et F ⑹ pour la publication en français du texte anglais (commenté avec Gilbert Tosi). Il convient de noter la traduction anglaise donnée la même année 2005 que la mienne de l’entrée “Geld” par Monika Streissler et Leland Yeager[efn_note]In Latzer et Schmitz: Carl Menger and the Evolution of Payments Systems: from Barter to Electronic Money, Cheltenham, Edward Elgar, 2002. Voir ma recension de ce volume W ⑿.[/efn_note]. Menger examine à titre général le rôle et les fonctions de la monnaie, jusque dans les détails pratiques de l’échange effectif. Il démontre la formation spontanée de l’institution monétaire. Surtout, point souvent ignoré, il souligne le rôle qu’un « État ou un groupe d’États » peut avoir pour décréter la quotité de monnaie à émettre et assurer ainsi un point de repère fixe dans la mesure des échanges entre monnaie et marchandises (biens et services indifféremment). La réforme est voulue par les institutions impériales sert son propos, même alors qu’elle arrive au moment la Grande Récession des années 1890.

10. Menger à propos de l’innovation et de l’entrepreneuriat

Après un examen des œuvres de Werner Sombart et d’un disciple de Menger, Friedrich von Wieser, comme précurseurs de Josef Schumpeter dans l’analyse de la figure de l’entrepreneur[efn_note]Donné par ailleurs avec Christel Vivel : Campagnolo et Vivel. « Before Schumpeter: forerunners of the theory of the entrepreneur in 1900’s German political economy – Werner Sombart, Friedrich von Wieser ». The European Journal of the History of Economic Thought, vol. 19 n° 6, 2012, p. 909-944.[/efn_note], l’exposé des outils conceptuels de la représentation de l’entrepreneur chez Carl Menger (et chez E. v. Böhm-Bawerk) a également été rendu possible grâce aux archives : voir F ⑺ et W ⑺.

Comme ses disciples, Menger s’est penché sur le type de personne si particulier qu’est l’entrepreneur et il a montré que celui-ci exerce des fonctions qu’il est utile de lister (ce dont Sombart, Wieser et Schumpeter allient se souvenir pour leurs typologies respectives). L’action entrepreneuriale, faite de prévoyance et d’anticipation des tendances supposées à venir, implique un fort risque, mais elle n’est ni nécessairement ni de facto toujours incompatible avec une dose d’interventionnisme étatique – certains (par exemple Franz Weiss) ont vu sans doute à tort une inconsistance dans la représentation de l’entrepreneur chez Menger. Pourtant, cela indique la piste exacte d’une déviation nette entre le fondateur et certains héritiers (bien qu’Israel Kirzner reprenne et suive Menger, autant que Say). Sur la représentation du marché chez Menger, voir F ⒄. Si l’analyse de la tâche entrepreneuriale reste incomplète (par exemple, Menger ne fournit pas les instruments de calcul du retour sur investissement), du moins l’importance prise par le thème prépare les contributions qui portent alternativement sur la figure même de l’entrepreneur et sur la « théorie de la firme » au siècle suivant[efn_note]Voir « Les figures de l’entrepreneur/ The Entrepreneur: Facets of Yesterday and Today ». Revue de philosophie économique/Review of Economic Philosophy, (n° en co-direction avec Christel Vivel) n° 15/1, juin 2014, 212 p.[/efn_note].

11. Menger et l’identité de l’agent économique

              L’affrontement entre Menger et le chef de file de l’école historique allemande, Gustav von Schmoller, connu sous le nom de « Querelle des méthodes » (le Methodenstreit) est le moment sans doute le plus connu et le plus difficile dans la naissance de l’école autrichienne. La polémique acerbe des relations entre ces deux économistes est retracée dans la troisième partie, le long dossier-commentaire de notre traduction des Recherches F .

              Notre point de vue se distingue de celui d’Erich Streissler, qui entendait en somme traiter Menger comme un économiste allemand en montrant que certains éléments de théorie des Principes dérivaient de la réception particulière de l’œuvre de Smith en Allemagne (la critique de la Richesse des nations dès les premières traductions). Streissler liait sa propre analyse aux relations changeantes entre la monarchie austro-hongroise et l’empire allemand qui émergeait et finit par s’imposer après la défaite autrichienne à Sadowa (puis celle française à Sedan). Les économistes autrichiens, notamment Joseph Schumpeter, voyaient les choses autrement et l’indépendance de l’école autrichienne fut affirmée par rapport à la tradition allemande[efn_note]Dans la voie tracée par Streissler, mais écartant les querelles idéologiques, John S. Chipman a montré l’essor des concepts de valeur, de la réception de Smith en Allemagne jusqu’à la venue de Menger : John S. Chipman, « Contributions of the Older German Schools to the development of utility theory », Studien zur Entwicklung der ökonomischen Theorie XX., édité par Christian Scheer, Berlin, Duncker & Humblot, 2005, p. 157-259.[/efn_note]. Le Methodenstreit était le nœud de cette différenciation entre Menger et Schmoller, Autrichiens et Allemands, et central pour comprendre Menger et l’essor de son école. D’où les Lettres sur les erreurs de l’historicisme allemand (Irrthümer des deutschen Historismus : Vienna, Alfred Hölder, 1884: voir ma traduction partielle F ⑷ ainsi que sur l’évolution de l’école F ⒀et sa redécouverte F ⑺ et F ⑻.

Enfin, si l’on garde à l’esprit qu’une large part de la bibliothèque de Menger consistait en littérature de voyage de son temps, comme une anticipation de descriptions ethnologiques, et que Menger a tiré de là une grande part d’inspiration que l’on retrouve dans ses textes, lorsqu’il décrit les conditions du développement des civilisations, il est possible d’affirmer que, dans une certaine mesure, la sociologie économique (plus tard d’ orientation wébérienne), les réflexions liées aussi ultérieurement à l’anthropologie et à la philosophie économique se trouvent en bouton chez Menger (par exemple le texte de 1889 sur la classification des sciences économiques est une philosophie des sciences appliquée à l’économie)[efn_note]Carl Menger, „Grundzüge einer Klassifikation der Wirtschafts-wissenschaften“, Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, 19 (nouvelle série), 1889, p. 1-32, réimp. in Scarce Tracts collection at the London School of Economics où Hayek joua le rôle éditorial pour les Mengers Gesammelte Werke (rééd. Tübingen, Mohr, 1970, p. 185-218).[/efn_note].

Au 20ème siècle, outre les bouleversements historiques qui conduisirent en exil les membres de l’école autrichienne, le succès des études anthropologiques et l’essor de l’analyse contextualisée mirent un terme au « pan-germanisme » et à l’« européo-centrisme », en même temps que l’intérêt pour les échanges dans les cadres primitifs, les formes précoces de commerce etc. (échange et don chez Marcel Mauss, par exemple) produisirent leurs effets (jusqu’aux conséquences que l’on peut observer de nos jours). Une partie de ces courants de pensée s’originait également dans le creuset viennois et les schèmes de Menger fournirent à Karl Polanyi de quoi concevoir les vues exprimées dans sa Grande Transformation (1944). Ce livre, et celui publié en même temps par Hayek dans un tout autre esprit, la Route de la servitude, restent des textes fondamentaux pour saisir l’évolution de l’héritage diversifié de Menger. Voir W ⒃ F ⑶ F ⒂ En un mot : les doctrines qui naquirent suite à la percée effectuée par Menger furent et demeurent multiples, le paradigme alors créé, neuf, est plus large que la seule école qui se réclame de ce fondateur.

Quelques mots de conclusion (provisoire)

D’autres questions encore peuvent être traitées en utilisant la « boîte à outils » conceptuelle fournie par Menger en son temps, et encore pour le nôtre. Aux commentateurs de s’emparer de ses œuvres enfin disponibles en français, ainsi que de saisir la quantité d’indications que peuvent encore délivrer les fonds de ses archives, notamment ses annotations manuscrites que j’ai retranscrites et traduites concernant ses Principes, voir F ⑵. Il reste à explorer.

Mettre à disposition du public de langue française les œuvres de Menger était un objectif principal, et il est atteint. Aux commentateurs d’utiliser l’abondance de matériau procure: pour ma part, j’ai déjà suivi les pistes de commentaire que manifestent les entrées de ce récapitulatif. Le public de spécialistes de la voir tracée par Menger, qui peut encore donner des leçons d’actualité, peut les trouver en français, ainsi qu’en anglais, allemand (et japonais) avec des différences de présentation selon les langues en raison des différences entre les publics (des difficultés sur lesquelles on m’a invité à réfléchir, voir F ⑼. Il y a en vérité qui Menger fut, qui ses héritiers firent voir en lui, qui ses adversaires et ceux de ses disciples présentèrent : autant de portraits entre lesquels l’examen des archives permet parfois de trancher. De même que l’importance d’avoir enfin en français une traduction intégrale des deux œuvres fondatrices et une édition critique qui permet de résoudre des questions autant qu’elle permet d’en lever de nouvelles pour les débats à venir.

Publications sur Carl Menger par Gilles Campagnolo

Publications en français

(Un F majuscule précède le nombre indiquant la référence)

Biographie intellectuelle de Menger 

1) 2008 Carl Menger, Entre Aristote et Hayek : aux sources de l’économie moderne, Paris, CNRS Éditions, 241 p.

Monographies (notamment les traductions des ouvrages de Menger, traductions intégrales et éditions critiques présentées annotées et commentées)

2) 2020 Principes d’économie politique. Traduction intégrale des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre (1871, Wien, Wilhelm Braumüller, 288 p.) et édition critique présentée et commentée, comportant les annotations inédites traduites complètes de l’auteur. Paris, Le Seuil, coll. « Économie humaine », 816 p.

3) 2014 Critiques de l’économie politique classique. Marx, Menger et l’École historique, Paris, Éditions Matériologiques, coll. « E-conomiques », 536 p. (édition revue et augmentée par rapport à la première éd. : Paris, Presses Universitaires de France, 2004). Préfaces de Bernard Bourgeois et de Bertram Schefold (traduite de l’édition anglaise du volume). Postface de Jean-François Kervégan.

4) 2011 Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier. Traduction intégrale des Untersuchungen über die Methode der Socialwissenschaften und der politischen Ökonomie insbesondere (1883, Leipzig, Dunckler & Humblot, 288 p.) et édition critique présentée et commentée, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « EHESS-translations », 576 p.

5) 2006 « Seuls les extrémistes sont cohérents », Rothbard et l’École austro-américaine dans la querelle de l’herméneutique, Lyon, ENS-Éditions, « Économie politique moderne » 176 p. Comprend la traduction de de Rothbard M., « The Hermeneutical Invasion of Philosophy in Economics » (Review of Austrian Economics, 3/1, p. 45-60, 1989).

Ouvrages ou numéros spéciaux de revue dirigés

6) 2011 Existe-t-il une doctrine Menger? Aux origines de la pensée économique autrichienne, Aix-en-Provence : Presses Universitaires de Provence, 286 p.

7) 2020 Austriaca : numéro thématique, n° 90 « L’école autrichienne d’économie ».

Articles de revues et chapitres d’ouvrages

8) 2020 Introduction ‒ À la (re)découverte de l’école autrichienne d’économie, Austriaca numéro spécial, n° 90, p. 5-19.

9) 2015 « Questions théoriques et pratiques posées par la traduction en français d’un texte fondateur d’économie politique : les Recherches sur la méthode de Carl Menger », in Repères online http://www.dorif.it/ezine/ezine_articles.php?art_id=280

10) 2014 « Les Recherches sur la méthode de Carl Menger : l’individualisme méthodologique contre les robinsonnades ? », in R. Chappé et P. Crétois (dir.), L’homme présupposé, Presses Uni

11) 2010 « Friedrich August von Hayek, représentant du libéralisme “autrichien” au 20ème siècle », in G. Kévorkian (dir.), La pensée libérale. Histoire et controverses. Paris, Ellipses, p. 161-178.

12) 2008 « Carl Menger, lecteur des économistes libéraux français », Revue française d’économie, XXII/4, p. 139-198.

13) 2008 « Comprendre l’évolution d’une école de pensée économique : le cas de l’École autrichienne », Économies et sociétés, série « Histoire de la pensée économique – PE », n° 40, 5/2008, p. 979-1016.

14) 2007 « De Carl Menger à Karl Menger – à Charles Menger ? Sur la diffusion de la pensée économique autrichienne dans le cas de Menger en France », Austriaca, 2007

15) 2007 “Constitution d’une approche réflexive comparative du capitalisme ou : sur la nature de l’influence exercée par Carl Menger sur la pensée historique allemande entre Schmoller et Weber », Histoire de la pensée économique allemande, (Eds) A. Alcouffe and C. Diebolt, Paris, Economica.

16) 2005 « Note sur le raisonnement marginal chez Carl Menger », Revue française de sociologie, octobre-décembre 2005, p. 799-807.

17) 2005 « La représentation du marché de Carl Menger », Histoire des représentations du marché, (dir.) Guy Bensimon, Paris, Houdiard éditeur, 2005, p. 453-471.

18) 2002 « Une source philosophique de la pensée économique de Carl Menger: l’Éthique à Nicomaque d’Aristote », Revue de philosophie économique, De Bœck, n° 6, p. 5-35.

19) 2001 “Un exemple de réception de l’économie occidentale au Japon : le Fonds Carl Menger de l’Université de Hitotsubashi », Japon Pluriel 4 (Actes du quatrième colloque de la Société Française des Études japonaises), (dir.) Nadine Lucas et Cécile Sakai, Paris, Ph. Picquier, 2001, p. 211-221.

20) 2000 « La bibliothèque viennoise de Carl Menger conservée au Japon : étude des sources d’une pensée économique », Austriaca, n° 50 « Vienne 1900 », p. 173-198 ;

Publications en anglais

(Un W majuscule, pour Works, précède le nombre indiquant la référence)

Monographie

1) 2010: Criticisms of Classical political economy. Menger, Austrian Economics and the German Historical School, London-New York, Routledge, xxiv + 416 p. Foreword by Bertram Schefold.

Ouvrage dirigé

2) 2008 (dir.) Carl Menger. Discussed on the Basis of New Findings, Frankfurt/Main – Vienna, Peter Lang, 250 p.

Articles de revues et chapitres d’ouvrages

3) 2018 « From Karl Menger to Charles Menger? How Austrian economics (hardly) spread in France », Russian Journal of Economics 4, p. 1–23.

4) 2018 « Self-realization of the economic agent (through a Mengerian Approach) », in A. Altobrando, T. Niizawa et R. Stone (Eds.), The Realizations of the Self. Cham (Suisse), Palgrave Macmillan, p. 91-108.

5) 2017 « Menger, Carl », in G. Faccarello and H. D. Kurz (Eds.), Handbook of the History of Economic Analysis. Cheltenham: Edward Elgar, Vol. I, chap. 42, p. 521-543.

6) 2016 « The Identity of the economic Agent- a Mengerian point of view », Cosmos + Taxis “Complex Methodological Individualism and the Explanation of Social Phenomena”, Vol. 3 n° 2-3, p. 64-77, University of British Columbia and Simon Frazer University http://cosmosandtaxis.org/

7) 2014 (with C. Vivel) « The Foundations of the Theory of Entrepreneurship in Austrian Economics – Menger and Böhm-Bawerk on the Entrepreneur », n° 15/1 Review of Economic Philosophy, p. 49-98

8) 2008 “Menger: from the works published in Vienna to his Nachlass” in Carl Menger. Neu erörtert unter Einbeziehung nachgelassener Texte/Discussed on the Basis of New Findings, Frankfurt/Main/Vienna, Peter Lang p. 31-58

9) 2008 “Was the Austrian School a “Psychological” School in the realm of Economics in Carl Menger’s view?” in Carl Menger. Discussed on the Basis of New Findings, Frankfurt/Main/ Vienna, Peter Lang p. 165-186

10) 2009 « Origins of Menger’s Thought in French Liberal Economists », Review of Austrian Economics, online http://dx.doi.org/10.1007/s11138-008-0055-3), 22/1, p. 53-79.

11) 2005 “Money as Measure of Value. An English Presentation of Menger’s Essay in Monetary Thought”, History of Political Economy (Duke University Press), 37/2, p. 233-244.

12) 2003 review of “Carl Menger and the Theory of Payments Systems”, The European Journal of the History of Economic Thought, Cheltenham, Edward Elgar, p. 505-509.

13) 2000 “Learning from Hitotsubashi’s Carl Menger Library (Questioning the Origins of Austrian Economics)”, Bulletin of the Center for Historical Social Science Literature, Hitotsubashi UP, 20, p. 1-16.

Publications en allemand

(Un W majuscule, pour Werke, précède le nombre donnant la référence)

1) (dir.) 2008 : Carl Menger. Neu erörtert unter Einbeziehung nachgelassener Texte Frankfurt/Main – Wien, Peter Lang Verlag, 250 p.

2) 2012 « Deutsche Archive in Japan und das Beispiel: Carl Menger und sein Verständnis der Nikomachischen Ethik des Aristoteles. Mit der Liste deutscher und österreichischer Archive von Sozialwissenschaftlern in universitären Sondersammlungen in Japan » In H. Kurz (Hrsg.), Schriften des Vereins für Socialpolitik Gesellschaft für Wirtschafts- und Sozialwissenschaften (neue Folge 115/XXVII, Der Einfluss deutschsprachigen wirtschaftswissenschaftlichen Denkens in Japan), Berlin, Duncker & Humblot, p. 131-177.

3) 2005 Ueber „Histoire et économie politique en Allemagne de Schmoller à Weber“ (Hrsg. Hinnerk Bruhns), Zentrumblatt (Französisches Zentrum der Universität Saarbrücks, p. 214-216.

Publications en japonais

(Un J majuscule précède le nombre indiquant la référence)

1) (à venir) Mémoires de Kinnosuke Ootsuka’s relatives à l’acquisition du Fonds Menger.

2) 2013 (avec Naoki Matsuyama) « カール。メンガ-にとってオーストリア学派は経済学の<心理学>派だったのか? », Economic Studies, 62 (3), p. 177-206, Sapporo, Hokkaido UP.

3) 2002 (avec Ko’ichi. Yamazaki), « メンガー文庫・ある経済思想の原資料[«Bulletin of the Center for Historical Social Science Literature, n° 22, mars 2002, p. 23-39]

Notes

Auteur/autrice : Gilles Campagnolo

Gilles CAMPAGNOLO est Directeur de recherches au Centre National de la Recherche Scientifique (Institut des Sciences Humaines et Sociales) en philosophie économique (unité Aix-Marseille Sciences économiques, Université d’Aix-Marseille) et associé de la London School of Economics (au Center for the Philosophy of Natural and Social Sciences). Il a traduit pour la première fois en français et donné la première édition critique des deux ouvrages majeurs de Carl Menger (Éditions de l’EHESS, 2011 et Éditions du Seuil, 2020) et publié la (seule) biographie de Menger en français (CNRS Éditions, 2008). Il co-dirige (avec Emmanuel Picavet) la Revue de Philosophie Economique (Librairie philosophique J. Vrin), qui fête ses 20 ans en 2020. Il a également traduit et édité les textes de jeunesse de Karl Popper sous le titre Apprentissage et découverte. Écrits de jeunesse (Vienne, 1925-1935) (Éditions Rue d’Ulm, coll. « Versions françaises », 2019), codirigé le volume collectif Philosophie économique : un état des lieux et cosigné le « livre de poche » Philosophie économique : une introduction (Éd. Matériologiques, 2017, 2019, avec Jean-Sébastien Gharbi), outre nombre de publications spécialisées. Membre sociétaire de la Société française de philosophie, il coordonne l’International Research Network “Justice et Intérêt” (partenaires de l’Union européenne, de Grande-Bretagne et de Suisse).